Quand j’étais gosse et que je partais en voyage avec mes parents, j’avais droit à la cassette de Julien Clerc qui m’a imprimé, le juste adjectif, les paroles et les mélodies dans le cortex. Ce qui pourrait sembler de l’ordre du traumatisme, mais qui est davantage de celui d’un bonheur tranquille. J’adore la période durant laquelle Etienne Roda-Gil fut le parolier du chanteur, et encore maintenant il m’arrive d’entonner à tue-tête les mélopées comme « Le coeur volcan », « C’est une andalouse », « Sertao », « Utile », etc. Pour être honnête, j’aime aussi la collaboration avec Jean-Loup Dabadie, et Luc Plamondon ; « Quand je joue » de ce dernier étant un hymne à la joie qui m’emporte très loin encore aujourd’hui.
Parmi toutes ces chansons, il y en a une qui m’a profondément marqué, c’est L’assassin assassiné. Elle n’était pas sur la cassette, très Roda-Gil, mais sur un 33 tours que j’écoutais à l’envi dans la salle à manger où se trouvait la platine dont j’ai appris, très tôt, à nettoyer le diamant. C’est un souvenir étrange, c’est une prise de conscience un peu triste, de me dire à quel point cette soif de culture, de musique, ne recevait pas vraiment d’écho au sein de ma famille. J’étais un enfant hyperactif, je suis resté un adulte hyperactif… du moment que j’ouvre les yeux, que je sors de la torpeur du sommeil, une machine dans ma tête, comme la fièvreusement chanté Axel Bauer, se met en marche et réclame son dû. L’information culturelle, l’information musicale furent celles qui m’apportent toujours un peu de paix et de quiétude, sachant que je passe trop de temps à présent à ingérer de l’information intellectuelle et/ou politique (sachant qu’il n’y a plus trop d’intellect dans la trop théâtrale scène française) . Je me suis toujours méfié de mon inclination à l’évasion, j’ai toujours voulu rester connecté à la réalité, aussi triste et déprimante soit-elle.
Mais alors que j’ai fêté mes 7 ans, après avoir brutalement pris conscience avec un certain désarroi de l’absurdité, cette chanson devient un peu un cri, une plainte, dont les dissonances me marquent et me touchent sans vraiment savoir pourquoi. J’écoute l’histoire de cet homme qui plongé dans les affres de son petit ego (« une femme que j’aime et qui m’aimait » – c’est quand même délicat et touchant) voit l’histoire fatale d’un autre l’envahir. La chanson est parfois maladroite, pour moi Dabadie n’est pas aussi orfèvre que Roda-Gil, mais il faut lui reconnaître la volonté d’une exaltation. Si les rimes et les mots perdent en poésie, ils gagnent parfois en exultation. Dans cette chanson, qui commence très doucement, très poétiquement, très tendrement, les dissonances, les ruptures de rythme, les accélérations, les outrances, la grandiloquence, et finalement les maladresses, font que ce plaidoyer contre la peine de mort fait mouche. Ce passage surtout :
Messieurs les assassins commencent
Oui, mais la société recommence
Le sang d’un condamné à mort
C’est du sang d’homme, c’en est encore
C’en est encore
Le respect incongru pour les assassins débute le propos, la société s’invite, et la question philosophique du droit à tuer s’induit brutalement. Très jeune, la question de tuer un autre s’est imposée à moi. De par la culture et la foi catholique de ma mère, j’avais l’impact du discours religieux et de l’interdit sacré. De par l’athéisme et l’anarchisme romantique de mon père j’avais l’influence de la liberté d’agir en mon nom et en mon désir particulier de me départir de toute influence moralisatrice. De ce conflit intérieur naissait encore une fois un paradoxe qui m’a tourmenté tranquillement, toute ma vie. J’ai toujours senti en moi une forme de pragmatisme étrange, une sorte d’instinct à la fois primal et antédiluvien. Je sais, et je le sais d’autant plus que je connais intimement ma part d’ombre qu’évoque Jung, que je ne suis pas un homme inoffensif. Je me rappellerai toujours mon sentiment profond alors que je regardais la fin du film 8 mm de Joel Schumacher avec Nicolas Cage. J’étais devenu père, et bien que jeune encore, je me suis dit, à la fin, quand le héros laisse partir le salaud qui le menace, que moi j’aurais tiré sans l’ombre d’un scrupule ou d’une hésitation. Je sais encore maintenant que je le ferai, car il y a en moi un chasseur froid et réaliste qui sait que tu ne peux pas permettre que quelque chose soit un péril pour toi et encore moins pour les tiens.
La vie ne m’a jamais mis dans une situation où se réifieraient les instances de ce moment, et j’ai toujours prié pour que ça n’arrive jamais. Mais je suis de ceux qui souhaiteraient obtenir le droit à avoir une arme, seule liberté que j’envie à nos amis américains. Encore maintenant, je fais souvent l’inventaire de ce qui peut me servir, chez moi, à me défendre ou à défendre les miens. Je n’invite donc jamais personne à s’introduire chez moi car autant ce blog peut sembler traduire une tendance à l’intellectualisation, autant dans la réalité je demeure un animal assez étrange et très territorial. Nous vivons dans une société qui a veillé à nous désarmer en nous promettant une juste protection et l’intimation de laisser les corps policiers et judiciaires faire ce qu’il faut. Sauf que dans la vie, parfois, vous êtes en danger, et qu’il faut agir, avec conscience et courage. Je suis père, donc ma lâcheté potentielle ne concerne pas que ma personne, elle oblige ceux qui par la force des choses sont sous ma protection. Et je ne suis pas suffisamment anesthésié, surtout après une existence à constater la couardise organisée, pour me vautrer dans la ouate molle des illusions. Je serai toujours un homme pacifiste qui déteste la violence… mais je sais que mon passager noir, référence à la fameuse personnalité homicide de Dexter, n’a jamais été banni de ma psyché. Il est là, et en cas de besoin, en cas de danger, en cas de menace, je n’aurai aucun scrupule à lui filer les commandes.
Heureusement, je n’ai jamais encore vécu la possibilité de ce pire scénario. Mais je n’ai jamais abandonné la possibilité de devoir agir pour me protéger ou protéger les miens, avant toute autre question légale ou même morale. J’ai conscience que même pour les meilleures raisons du monde, tu ne sors pas indemne d’un tel acte. C’est aussi ma part d’humilité, quand je voudrais m’imaginer plus que je ne suis. Qui fait l’ange fait la bête, proverbe que j’ai toujours en tête. Pour moi, ce propos de Pascal a un sens bien précis, celui de me rappeler que malgré toute ma prétention à vouloir intellectualiser les choses, je ne demeure qu’un animal mu par des instincts et des passions qui me domineront toujours car j’ai voulu conserver des réflexes de survie en ayant conscience du piège de ce que j’appellerai une domestication volontaire.
Une domestication volontaire qui évoque le projet de loi sur la fin de vie, d’une violence systémique et symbolique particulièrement sensible. Un parfum de « on achève bien les chevaux ». La sensation qu’un glissement de plus en plus perceptible dans une forme de totalitarisme soft, qui toujours use et abuse des mots pour légaliser l’inacceptable. L’ironie d’un système prétendument démocratique qui bombe le torse en montrant la grandeur de l’abolition de la peine de mort dans les cas judiciaires tout en l’introduisant dans la polémique sphère médicale. Il y a quelque chose de tristement funèbre à constater à quel point la morbidité s’installe dans tous les aspects de notre société française. Après la destruction du tissu économique, après le nivellement par le bas de l’éducation, après le défilé des vanités qui dure depuis trop longtemps, après des phases ubuesques qui ont vu des scandales se succéder sans jamais rien pour les forclore et surtout les sanctionner, maintenant c’est bien le trucidement par injection qui va être légalisé… pour notre plus grand bien, naturellement !
Paradoxalement, j’ai toujours prétendu que la liberté de mourir était fondamentalement la seule que nous avions existentiellement. Plus jeune, j’étais admiratif du suicide de Romain Gary, acte ultime d’un individu profondément humaniste et libertaire. A mon âge, connaissant un peu plus les détails de l’affaire, j’ai le doute qu’il n’ait pas fini par succomber à la peur d’affronter tout un système dont il voyait à la fois les failles abyssales, l’hypocrisie patente, et la violence encore une fois symbolique mais bien réelle. Pas que je retire à Romain Gary, que j’adore toujours, le panache qui était indubitablement le sien… mais je mesure l’invisible et pourtant bien tangible pression qu’il a vécu, de plus en plus seul, de moins en moins motivé à continuer le combat. Ce serait bien si chaque individu pouvait inscrire ses actes dans le cadre d’une individualité non parasitée par le contexte qui l’accueille. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes en contingence et cette contingence nous avive ou nous tue au gré des aléas qu’elle nous impose. Imaginer chacun d’entre nous comme des êtres pouvant arbitrer nos choix avec une sérénité telle qu’il ne puisse y avoir rien d’autre que notre volonté pure et parfaite pour nous accomplir est une blague. Comme celle de nous laisser le choix de mourir. Toujours la même blague du « qui ne dit mot consent ! ».
J’ai eu la chance d’être présent à la mort de mon grand-père paternel. Je dis bien « chance », j’aurais bu utiliser l’ironique « opportunité ». Mais si j’ai préféré le premier terme, c’est parce que par amour, je voulais être à ses cotés à la fin. Je voulais, s’il avait eu un doute, qu’il sache que je l’aimais vraiment, lui qui à peine deux mois avant m’avait demandé, alors qu’il recevait une légion d’honneur bien tardive, « si ça en valait vraiment la peine ». Je voulais donc qu’il sache qu’avoir été mon grand-père, à mes yeux, ça en valait vraiment la peine et que j’étais là pour en prendre mon lot. Qu’il ne serait pas seul, même si mon oncle et ma tante étaient là eux aussi. Je n’ai pas peur de la mort, pour moi ce n’est pas la fin. Mais je mesure la douleur de la disparition, la souffrance de l’absence, cette étape qui nous retire ceux que nous aimons dans ce prosaïque monde matériel et matérialiste. J’aurais voulu confier, à chaque fois, à ceux qui partaient et avec qui j’étais, tout ce que je sais et je sens. Impossible, je n’ai jamais pu me convaincre que mes convictions faisaient une certitude à vendre aveuglément aux autres. Je n’ai rien pu dire de valable, de sublime à mon grand-père. J’étais juste là, si infiniment désolé, si infiniment infime, si dérisoire, comme une dernière blague silencieuse.
Mais j’ai été témoin de son euthanasie, un souvenir troublant, un souvenir dérangeant. J’ai eu droit tout d’abord à l’arrivée du médecin, bourgeois rassasié de lui-même, affermi par un éthos de parvenu bien installé, accompagné d’un aéropage de jeunes femmes qui le suivaient avec une dévotion fébrile. Le médecin nous regarde à peine, mouches inopportunes dans son ciel divin du sachant puissant, intrus potentiels, petites fausses notes dans son moment qu’il rêve apparemment symphonique, grandiose. Là, il parle à mon grand-père, muet de par son état, juste capable d’acquiescer en jouant un peu de la tête et des yeux. « Alors, Monsieur Renard, nous sommes d’accord, hein ? C’est comme vous le voulez, nous en avons assez parlé ! ». Je tiens à dire que je ne peux attester de l’exactitude des propros. C’est cet esprit en tout cas. Un beau « vous voyez, il a signé son acte de mort, c’est pas moi, c’est lui, hein ? Vous êtes témoins ! ». Malgré tout, ça suinte un peu du mépris de classe, il y a ce petit dédain dégoûté du nanti dont l’ego lui susurre qu’il a un destin – pour le coup celui de mettre un coup d’arrêt à celui des autres, ou de l’achever, au choix. Cette triste condescendance, ce petit surplomb du petit harnaché sur son escabeau systémique dont chaque marche sont autant de privilèges et d’injustices précieusement conservés parce que vous voyez, « c’est comme ça, ça changera pas ». Surtout quand t’as pas envie que ça change Popaul.
L’aéropage contemple. Je ne sais pas trop ce qui se passe dans la tête de ces jeunes femmes. Dans la scène, il y a quelque chose de cocasse et de zoologique. Le vieux mâle dominant qui transactionne avec sa proie devant son cheptel de femelles. Et moi je suis là comme un con à me dire que je dois agir, ne pas laisser se dérouler cette farce. Et tu fermes ta gueule et tu ne dis rien parce qu’à la fin tu te demandes si ce n’est pas toi la farce. Si ce n’est pas toi l’anomalie. Tu ressens l’effet quand, lors de l’expérience quantique, la caméra modifie le résultat du phénomène. Je suis donc une caméra, débile, qui n’a pour objet, but, vocation, dessein, ambition, de voir et d’enregistrer. Combien de ses yeux invisibles ne sont finalement que des muets mesureurs de frustration ?
Quelques heures plus tard, retour du médecin. Injection, et hop, quelques trop longues secondes plus tard, mon grand-père s’en va. Je l’ai vu avoir mal, ce moment là, cette crispation, ces yeux qui s’ouvrent et qui crient la douleur, sont en moi telle une source de colère, cette infinie colère, qui m’a toujours miné en s’alimentant, au fil du temps, de toutes les ignominies dont j’ai été témoin. Je voudrais témoigner, en bon neuneu, que tout était bien ce jour là, dans l’ordre des choses. Non. Non. Non.
Je n’ai, pourtant, pas fait d’esclandre, pas fait de bruit. J’écris ces mots aujourd’hui car ce qui se trame me rappellent ces moments là. Toujours la même comédie. Toujours le même résultat.
J’ai fait la promesse à mes enfants, alors qu’ils étaient tout petits, de ne jamais leur peser. J’ai pris soin de ma santé et quand ils sont devenus grands, je leur ai répété bien des fois que je ferais ce qu’il faut si le besoin s’en faisait sentir. Mais je ne finirai pas dans un putain d’hôpital entouré de croque-morts consentants, usine à tuer que ces fous sont en train de mettre en place, consciencieusement, adverbe ironique et cependant parfaitement approprié. Ce projet de loi, motivé par une urgence qui laisse deviner un agenda mortifère, n’est qu’une étape d’un triste plan. Sous la clameur d’un humanisme vibrant, le cynisme et la psychopathie digérée laissent leurs sourires carnassiers dépasser du masque. C’est pour notre bien, toujours. Et notre apathie de leur donner raison. Tristesse de ce temps résolument malfaisant.
Alors j’écris ce billet, juste pour témoigner que je ne suis pas dans la collusion. J’ai à présent compris que pour un changement, il faut une révolution intérieure. La mienne s’est réalisée il y a très longtemps, je suis charrié par la masse comme une poussière par la tempête. Je sais que nous pourrions faire montagne et l’empêcher, ce foutu vent. Encore une fois, trop de monde s’en fout, tous ceux qui me diront que c’est à moi d’abord de bouger, de faire.
« Et toi tu fais quoi ? ».
Lis ce billet et arrête de me renvoyer ta soumission en pleine gueule, pour commencer. Manifester ce n’est pas défiler pour caricaturer les mouvements authentiques d’un peuple vivant. C’est tout d’abord construire en soi l’architecture d’une révolte, d’une insoumission. En rendant ce peuple inculte, analphabète, incapable de structurer sa pensée, les forces qui nous oppriment ont accompli une phase majeure dont tout cela n’est que le résultat, la conséquence, la continuité.
Mais bon WE quand même !