Avec ma chère fille, je suis allé voir « L’homme qui rétrécit » de Jan Kounen avec dans le rôle titre le grand Dujardin. J’adore cet acteur depuis ses débuts, d’une part car il incarne une animalité qui me rappelle celle de mon défunt père et d’autre part car il a simplement un immense talent, qui peut irriter ou ravir, indéniable et admirable quoi qu’il en soit de votre avis sur la question. Oui, il y a un peu d’autoritarisme dans ce refus de la discussion sur le sujet du sieur Dujardin car personnellement j’estime que nous n’avons plus beaucoup de gueules à nous mettre sous la dent avec cette société du jeunisme sans aspérité. Jean Dujardin c’est une présence, un regard, une voix, une sensibilité, une générosité qui me poussent à lui dire, lui qui ne me lira jamais, « Monsieur je vous aime car il n’est pas possible de ne pas vous aimer ». Et il aura pesé dans la balance au moment d’aller voir ce film, car je dois avouer, bien que je sois un amateur de Richard Matheson, il y a un billet sur ce site écrit au moment de sa mort, je n’ai pas vu le précédent film américain ni lu le roman. Mais du coup j’ai envie de corriger ces méfaits car le film de Kounen est pour le coup un petit chef d’oeuvre immédiat, imprévisible, petit moment de respiration dans une atmosphère d’étouffement généralisé. L’insignifiance n’est donc pas le verdict de mon opinion, bien au contraire, c’est un coup de maître et vu l’unanimité des critiques sur la question je ne fais que me ranger tranquillement dans la cohorte positive qui a salué le film.
Quelle belle thématique, quel beau sujet que l’insignifiance… Dans nos sociétés de vanité, c’est un film qui l’air de rien, pointe nos travers et une terrible vérité, celle de l’éphémère, du dérisoire, de l’inutile. Nos sociétés fiévreusement matérialistes sont entrées en collision avec le sophisme de gouvernance qui use de la fiction pour nous spolier et nous voler au bénéfice d’une petite caste de super parasites. Nous vivons un moment terrible, celui de la prise de conscience, au moment où la douleur se fait trop vive pour être encore ignorée, encore déniée. L’auteur de ses lignes n’est pas trop concerné car ça fait déjà un paquet de temps que je tente, en vain, d’alerter mes congénères. Je dois avouer que ces derniers temps j’ai perdu un peu la fougue de la rébellion, fatigué d’entendre des poussifs passifs me tancer en me répondant « que je fais quoi moi dans mon salon ? ». Les mêmes qui se lamentent après de la charge fiscale, de la facture d’énergie, du vide politique, des files d’attentes aux urgences. Le pire, c’est qu’ayant, il y a peu, eu affaire avec les urgences, je n’ai pas constaté les dérives pourtant partout dénoncées. J’y ai trouvé beaucoup d’humanité, beaucoup de douceur et d’organisation. Ce qui m’a rappelé qu’il ne faut pas non plus sombrer dans la désespérance tragique… Derrière cette faillite organisée, il y a aussi la volonté de nous voir nous entre-déchirer et il faut résister à cette pulsion malicieusement encouragée. Oui, il y a des problèmes à régler, car cette même semaine j’ai eu affaire à des chauffards qui lançaient sur la voie publique des pétards, provoquant chez ma fille une réaction d’agressivité et de violence que j’ai tenté d’apaiser, non en l’encourageant dans la peur mais bien en lui montrant comment canaliser et organiser sa juste colère. Il y a de l’indignité à se comporter comme une bête, et c’est bien cela qui est attendu de nous. Ce qui me permet de rebondir filmographiquement sur le formidable « Seules les bêtes » que j’ai découvert tardivement cette année. Encore un film qui parle d’insignifiance, ou d’humanité, au choix, les mots pouvant être paradoxalement synonymes, selon ce que vous en faîtes.
Je dois avouer que j’ai un plaisir un brin coupable dans l’insignifiance. Car toujours se vouloir au centre du monde, tenir la position de nombril, est chose très fatigante. Il y a quelques années, quand j’ai découvert le premier volet de la saga Hunger Games j’ai détesté pour l’emprunt du thème que Battle Royal avait initié une bonne décennie auparavant. J’y voyais encore le pillage bien ricain d’une oeuvre nippone, à la manière de ce qui avait été fait avec le roi Léo, pardon de ne pas me fatiguer à retrouver le véritable nom de l’oeuvre du grand Osamu Tezuka. Mais maintenant, je trouve le film précurseur et fine métaphore de la réalité d’une centralisation pratiquée comme méthode de gouvernance pour une néo-féodalité qui ne dit jamais vraiment son nom. Il y a, dans Hunger games, cette même frivolité ridicule à s’abîmer dans des travers d’une élégance qui n’est que le fruit pourri d’une vanité friquée. J’avais trouvé le film excessif et caricatural, mais en 2025, je constate qu’on y est. Je ne peux plus regarder un plateau de TV de nos chaînes publiques sans y voir la même valse de petits marquis et autres duchesses au rabais qui s’ébattent dans un monde clos de convenances débiles tout en relayant une fiction limitant le réel à leur dernière réservation AirbnB. Bien laqués, bien sappés, bien embourgeoisés, bien engoncés dans une médiocrité morale et intellectuelle qui reste l’oeillère ultime pour vivre sa meilleure vie. Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a pas d’envie dans mes propos, encore moins de jalousie. De manière très chrétienne, je plains ces gens là, car à mes yeux nos vies ici bas ne sont qu’une épreuve, un terrain de jeu, un test, un laboratoire, un athanor, pour révéler qui nous sommes vraiment.
Je souris en écrivant ces mots car c’est un de mes sujets existentiels obsessionnels que de déterminer, que d’identifier la réponse à cette grande question. Et plus je m’y contrains, plus je pousse la réflexion, et plus j’en arrive au titre de ce billet, l’insignifiance. Pas une insignifiance qui fâche ou qui frustre, une insignifiance qui rend sage et qui apaise. Nous sommes tous, toujours, tout le temps, dans cette éprouvante compétition que sont nos sociétés occidentales et par trop libérales, que nous perdons de vue l’essentiel, pourtant là, écrit et si bien écrit par le petit renard dans le Petit Prince de Saint Exupéry. Toujours, il faut résister à la tentation de haïr pour haïr, d’avoir peur pour avoir peur, de se trouver un bouc émissaire, une bonne raison, une grande excuse. L’insignifiance te protège de tout ça, car de cette vanité qui ne sera jamais qu’une immense, insondable source de déceptions, elle t’en immunise et t’en sauve. C’est ça que j’ai aimé dans le film de Kounen et dans la prestation de Dujardin. Peut-être parce que j’ai l’âge du héros, peut-être parce que j’ai combattu aussi mon araignée jusqu’à la regarder dans les huit yeux pour lui dire à la fin que tout ça n’a pas d’importance. Parce que le dérisoire n’a d’importance que celle que tu lui donnes. Qu’il y a tellement de faux choix, de questions fallacieuses, d’errances stériles. La vie ne se résume pas à être une pute ou un proxénète, voire les deux, selon ta position. La vie c’est se dire que le temps n’existe pas, que tout se joue, là et maintenant, tout le temps et jamais, que les véritables notes de la partition ne viennent que dans les moments de choix que nous colorons de notre intention. C’est peut être ça la réponse existentielle : l’intention. Il est possible de s’interroger constamment en se demandant ce qui est bien et ce qui est mal, la vérité se cache comme une fleur à naître dans l’intention de nos actions. Reconnaître le dérisoire, la fragilité de nos rêves et de nos désirs, la vanité de nos ambitions et de nos constructions, nous renvoie à cette fin qui nous attend tous, crainte ou non, attendue ou cauchemardesque.
Le plus grand crime de notre société, à l’heur(e) d’aujourd’hui, c’est de nous avoir mis en cage en nous ramenant à l’état de bêtes. J’ai écrit, très jeune, un poème que j’avais appelé « les paons » et que je devrais retrouver, à l’occasion, pour jauger à présent de ce qu’il était de mon moi d’alors. « Etre quelqu’un » c’est être dans la matérialité la plus basse et la plus dense. N’être personne, c’est juste être humain. Un grand monarque, un jour, a dit en désignant son peuple que tout se limitait « à ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ». Les deux pourtant se confondent, les deux sont un même, révélation ironique de celui qui incarne pleinement ce paradoxe. Etre tout et rien à la fois, c’est ça l’expérience de l’humanité. Le problème étant de céder à l’illusion d’ignorer l’un ou l’autre pour se perdre dans une illusion tenace.
